poèmes
    

Antoine de Bertin
sa vie, son oeuvre

Un poème au hasard


 
Lettre à Monsieur le Comte de Parny

Vous avez si souvent entendu parler des Pyrénées, que je n'entreprendrai point ici de les décrire. Je serois d'ailleurs embarrassé de vous peindre l'étonnement, l'horreur et l'admiration dont j'ai été saisi à leur approche. Cette longue chaîne de montagnes ressemblent de loin à un vaste amas de nuages bleuâtres, bizarrement groupés sur l'horizon. Depuis Lourdes jusqu'à Saint-Sauveur, vous montez constamment par un chemin taillé dans le roc, et vous voyez sans cesse, à deux ou trois cents pieds au-dessous de vous, tantôt à votre droite, tantôt à votre gauche, un torrent qui semble avoir employé des milliers de siècles à se frayer une route à travers ces masses de granit, et dont le bruit horrible vous annonce sa présence, quand votre Ïil ne peut plus le suivre au fond du précipice. En sortant de la gorge de Pierrefitte, on découvre enfin la petite et fraîche vallée de Luz. Saint-Sauveur est auprès. Il est assis sur la croupe d'une montagne très escarpée, mais dans une position riante et pittoresque. Le Gave coule au pied. Entre le Gave et la montagne s'étendent quelques tapis de verdure bordés de frênes et de tilleuls. On compte peu de maisons à Saint-Sauveur, et elles ne forment qu'une rue ; mais elles sont assez commodes et agréables. Celle des bains est au milieu. Sous une voûte ténébreuse
Où pend et brille en perle un sel jaunâtre et dur,
Des veines d'un rocher, recouvert d'un vieux mur
S'échappe à gros bouillons une onde sulfureuse,
Qui, tombant dans le marbre ou sur la pierre creuse,
Y dépose un limon doux, savonneux et pur
Debout, dès l'aube matinale,
C'est là qu'un thermomètre en main,
Tout malade, en guêtre, en sandale,
En mule étroite, en brodequin,
Curé, juif, actrice, ou vestale,
Ou moine, ou gendarme, ou robin,
Court s'entonner d'eau minérale,
Et cuire à la chaleur du bain.
L'onde fume : on invoque ensemble
Ce pouvoir si caché qu'on révère en ces lieux.
La Nymphe les entend ; et sur l'autel qui tremble,
Soudain, penchant son urne, elle s'offre à leurs yeux.
Sur ses pas marche l'Allégresse,
Fille et mère de la Santé ;
L'Espoir trompeur a son côté
Sourit malignement, fuit et revient sans cesse.
Elle dissipe la tristesse,
Exerce, en l'amusant, la molle oisiveté ;
Rend un jour de printemps à la froide vieillesse,
Et son premier éclat au teint de la beauté.
La pâle et débile jeunesse
Lui doit un nouveau cÏur et de nouveaux désirs ;
Enfin elle guérit les maux de toutes espèces
Par le seul charme des plaisirs.

Celui que je goûte le plus volontiers, et qui s'accorde le mieux avec mon régime est l'exercice du cheval. Hommes et femmes, nous nous formons deux fois par jour en escadron, et nous galopons, partout où il est possible de galoper, sur des chevaux du pays, fort petits et fort maigres, mais les seuls qui tiennent pied dans ces chemins montueux et hérissés de cailloux. On trouve encore du temps pour marcher ; et vous savez combien cet exercice me plaît. Je me rappelle avec délices les promenades que nous avons faites si souvent ensemble dans la forêt de Saint-Germain, dans les bosquet de Marly, et sur les hauteurs du bois de Satory. Les bois offroient alors sans peine une douce solitude. Je suis contraint de la chercher ici sur le sommet des montagnes. Mais quel ravissant spectacle ! Je vois sous mes pieds leurs flancs environnés de nuages, tandis que leurs cimes et moi nous sommes éclairés des rayons du soleil. Là, toutes les pièces du procès sous les yeux, je cherche à décider la fameuse et inutile question de la formation, de l'âge et des changements du globe ; et je m'aperçois bientôt que la nature m'a formé plutôt pour jouir de tout ce que je vois, que pour deviner comment tout ce que je vois existe. Je descends alors par des sentiers très difficiles : je gagne l'ombre des arbrisseaux ; et, assis au bord de ce torrent dont le bruit, semblable à celui de la mer, nous étourdit nuit et jour, je me livre à la plus douce mélancolie. La fuite de l'eau me retrace celle du temps. Je songe à toutes les pertes que j'ai déjà faite dans un âge aussi peu avancé. Hélas ! J'ai vu disparoitre les objets les plus aimables et les plus aimés. Mon âme par degrés, se pénètre de tristesse . Je me trouve bientôt inondé de mes larmes ; et je vous répète du fond du cÏur ce que je vous dit rarement, parce que je crains de vous affliger : " O mon ami, puissé-je ne jamais vous survivre ! " Mais de ma douce rêverie
Quel bruit vient soudain m'arracher ?
Pour pleurer un moment ne peut-on se cacher ?
De coteaux en coteaux mon nom résonne ; on crie :
Je me lève, et déjà tous les Amours, armés
De fers longs et pointus dans l'épine enfermés,
Sont descendus dans la prairie.
On court au village voisin
Manger la fraise montgneuse,
Du miel, du beurre, un doux raisin,
Et sur la ronce buissonneuse,
Chemin faisant, le fol essaim
Cueille ou détache sans dessein
Une mûre qui teint la bouche,
Et qui sur le doigt qui la touche
Laisse l'empreinte du larcin.
On charge à peu de frais sa poche
Des plus riches productions ;
Et l'on fait des collections
De marbres, de cristal de roche,
De beaux cailloux dont rien n'approche,
De plantes et de papillons

Ce village où l'on court se nomme Sasis . L'aspect en est fort riant. Les paysans y sont mieux logés que la plupart des habitants des petites villes. En général, le peuple des Pyrénées est riche, parce qu'il a peu de besoins et qu'il est laborieux. On n'aperçoit point sur toutes ces montagnes une seule veine de terre un peu fertile qui ne soit cultivée. Vous admireriez surtout l'industrie avec laquelle ils distribuent l'eau dans leur prairies. Au moyen de quelques rigoles et de deux ou trois ardoises, ils la font monter, descendre et circuler partout. Les herbes sont arrosées deux ou trois fois par jour. Ainsi les coupe-t-on souvent ; et alors vous voyez des hommes manier librement la faux dans des endroits où une chèvre de nos campagnes auroit peine à se tenir.

On aurai tort de chercher ici la sévérité des mœurs. Elle n'existe pas plus à Luz qu'à Paris ; et c'est une chose que je prie messieurs les moralistes de noter dans le premier livre qu'ils feront, et qu'on ne lira point. Le peuple ne laisse pas d'être très dévot à Notre-Dame de Heas. C'est une chapelle déserte et perdue dans les montagnes. Il s'y rassemble, la nuit du 7 au 8 de septembre, un monde prodigieux de toutes les vallées voisines ; et le reste de l'année elle n'est guère fréquentée que par des troupes d'isards et de chevreuils sauvages. Nul ermite n'est préposé
À la garde du tabernacle ;
Le peuple, en tous lieux peuple, et toujours abusé,
n'y court point engraisser quelque fripon d'oracle ;
Mais le granit du seuil, par ses genoux usé,
Voit tous les ans se faire un assez grand miracle ;
Car la plus timide beauté
Qui, dans cette solennité,
De pourpre la joue un peu teinte,
Et le scapulaire au côté,
Trotte vers la demeure sainte,
En jupon de laine écourté,
Dans cet asile respecté
Entre avec sa virginité,
Et bientôt en revient enceinte.

Nous choisîmes précisément ce jour pour faire, de notre côté, une petite dévotion à l'abbaye de Saint-Savin, c'est-à-dire pour y dîner aux dépens de saint Benoît. Le clocher de l'abbaye se fait voir de loin, entre Pierrefitte et Argelès. On y monte, toujours à l'ombre, par un chemin un peu raboteux, mais frais, impénétrable aux rayons du soleil, et arrosé par une infinité de sources vives qui coulent de la montagne. Il est bon de vous dire que nous étions, les uns en voiture, les autres à cheval, et la plus grande partie juchés, tant bien que mal, sur des ânes. Aussi notre entrée fut-elle triomphante. Ces dames furent reçues, par le prieur, au bruit de l'orgue, le seul instrument qu'il pût animer, grâce encore au talent de son cuisinier, et avec des bouquets et un compliment qui ne signifioient pas grand'chose, mais avec des yeux qui signifioient beaucoup. La maison est bien bâtie, spacieuse, et dans la plus belle position du monde. De la première terrasse du jardin, les yeux dominent et ne se lassent point d'admirer cette riche et superbe plaine d'Argelès, comparable pour le moins, à la fameuse vallée de Campan. La journée se passa très agréablement, mais presque toujours à table. On revint le soir un peu tard ; et il ne nous arriva d'autre accident que la perte d'une de nos montures, qui s'avisa de mourir en route, sous prétexte qu'on l'avoit forcée le matin, et qu'elle ne pouvoit plus avancer. Cet événement n'affligea guère que celui qu'elle portoit, et prêta beaucoup à rire aux autres. La verve de tous les voyageurs s'échauffa. Nous célébrâmes dans des couplets, moitié tristes et moitié plaisants, auxquels chacun s'empressa de contribuer, Le trépas de la vieille ânesse
Qu'on magnétisa, mais en vain
(Trop sotte étoit la sotte espèce) ;
Le long dîner, la courte messe,
La chère fine et le vieux vin,
L'enjouement et la politesse,
Du bon prieur de Saint-Savin.

Barèges et Cauterets sont si près de Saint-Sauveur, qu'il n'arrive guère à ceux qui prennent ici les eaux de s'en retourner sans avoir visité ces deux sources d'une chaleur et d'une vertu si différentes. Il n'en est pas de même du voyage de Bagnères par la montagne de Tourmalet, et de celui de Gavarnie. C'est une entreprise pour laquelle il faut un peu plus de courage, ou un goût très vif pour les beaux accidents de la nature. J'ai fait les deux routes. La première est très pénible et ne m'a offert que ce que j'avois déjà vu. Les Pyrénées sont partout les Pyrénées : toujours des chutes d'eau, toujours le bruit du Gave, toujours des cimes inaccessibles, élevées sur des cimes qu'on n'espéroit point atteindre. Le seul objet vraiment beau qui m'ait frappé, c'est, avant d'arriver à Gripp, et près du Pic du Midi, une superbe cascade qui s'élance à travers des rochers et des pins entrelacés, et qui forme dans le même en droit huit ou neuf sources bien distinctes, dont l'écume brillante, en opposition avec le soleil et la verdure, eût arrêté comme moi un peintre de paysages et l'eût forcé à prendre ses crayons. Tous les environs de Bagnères sont charmants. La vallée de Campan mérite, sans doute, les éloges qu'on se plaît à lui prodiguer ; mais la grotte est beaucoup trop fameuse. Oh ! combien Gavarnie est au-dessus de tout cela ! combien on payeroit cher à Paris un seul de ces effets bizarres et sublimes qu'on rencontre à chaque pas sur la route ! Le chemin, toujours bordé d'un précipice, est si pénible, si étroit, et même en quelques endroits si périlleux, qu'on ne peut y aller qu'à cheval ou en chaise à porteurs. Vous seriez étonné de l'adresse et de la rapidité avec laquelle ces gens-ci courent, pieds nus, sur les pointes des rochers, et portent entre deux brancards, l'espace de quatre lieues, ces espèces de fauteuils de paille mal recouverts d'une toile cirée. Nous nous mîmes en route à trois heures du matin, et nous nous arrêtâmes au petit village de Gèdre pour déjeuner. Pendant qu'on tiroit des paniers les provisions nécessaires, nous nous empressâmes de voir, à vingt pas de la maison où nous descendîmes, une espèce de caverne formée par deux rochers énormes qui se rejoignent en voûte, sans se toucher, et ombragée d'une infinité d'arbustes et de lianes qui pendent en festons. Dans le fond jaillit, comme d'un escalier tournant, et se précipite sur trois degrés, une eau si transparente, que vous comptez aisément les truites qu'elle roule parmi de gros bouillons d'écume. Ne me demandez pas ce qui me charmoit le plus dans cette grotte, ou de sa fraîcheur délicieuse, ou de l'aimable tristesse que son obscurité inspire, ou de ce doux murmure des eaux qu'on rencontre partout dans les Pyrénées : tout ce que je sais, c'est que j'y revenois sans cesse malgré moi, et qu'on fut obligé de m'en arracher.

Nous poursuivîmes notre route ; et, après avoir rencontré des femmes et un moine espagnol qui alloient prendre les bains de Barèges, et avoir ri de la frayeur du moine, abandonnant prudemment sa mule au moment où celle-ci, effarouchée par nos cris, abandonnoit le sentier pour se précipiter dans le Gave, nous nous trouvâmes entourés d'un amas prodigieux de rochers énormes et carrés, de trente ou quarante pieds sur toutes les faces, et dont un seul, comme nous l'avons remarqué, suffiroit pour bâtir une assez belle maison. Ils sont portés à vide les uns sur les autres, sans aucun mélange de terre ni de sable ; et de quelque côté qu'on les envisage, ils menacent. Le chemin passe au milieu. Cet endroit est très bien nommé le chaos. L'imagination ne peut rien concevoir de plus horrible et de plus beau, de plus triste et de plus imposant. Ce sont visiblement les débris de deux montagnes de granit et de pierres calcaires qui se sont écroulées à la fois par leur base. La catastrophe paroît récente, et cependant elle n'a point laissé de trace dans la mémoire des hommes.
Nous arrivâmes enfin à Gavarnie, cette montagne qu'on découvre si loin, qui fuit lorsqu'on doit la toucher, et dont la cime, élevée de plus de quatorze cents toises au-dessus du niveau de la mer, sépare la France et l'Espagne. Je me crus tout d'un coup jeté dans un désert à cent mille lieues de l'Europe et de vous, seul en un mot dans l'univers. Figurez-vous, s'il est possible, un vaste amphithéâtre de rochers perpendiculaires, dont les flancs nus et horribles présentent à l'imagination des restes de tours et de fortifications, et dont le sommet ruisselant de toutes parts est couvert de neiges éternelles. L'intérieur de l'enceinte, l'arène, si j'ose ainsi m'exprimer, est jonchée d'un amas effroyable de décombres et traversée par des torrents. Qu'on parle encore de ces ouvrages des Romains, de ces amphithéâtres dont les voyageurs courent admirer les ruines à Nîmes et dans d'autres villes ! Pour être frappé de ces monuments où de vils gladiateurs combattoient autrefois aux yeux d'un peuple oisif, il faut n'avoir pas vu ce cirque bien plus auguste, bien plus terrible, où la Nature, aux yeux du philosophe, lutte perpétuellement avec le Temps.
En pénétrant dans l'enceinte, ce qui n'est point facile, on jouit d'un coup d'œil certainement unique dans son espèce. Du sommet de la montagne se précipitent sept cascades. La plus belle est à gauche : elle tombe d'une hauteur si prodigieuse, et si détachée du roc, qu'elle ressemble à une longue pièce de gaze d'argent qu'on dérouleroit dans les airs. Elle en a l'éclat, la souplesse et les différentes ondulations. Elle disperse en tombant une espèce de fumée qui mouille. L'air auprès est si froid, qu'après avoir beaucoup peiné et s'être échauffé, en marchant pendant trois quarts d'heure sur ce tas de rocs brisés, le voyageur est obligé de se couvrir promptement, et de boire quelque liqueur spiritueuse. C'est là qu'on voit naître et fuir, sous un pont de neige solide, ce Gave qui, d'abord foible ruisseau, murmure à peine, tout d'un coup se grossit, prend une couleur d'azur foncé, Et roulant en grondant ses ondes blanchissantes,
De cascade en cascade au loin retentissantes,
S'élance des rochers, tombe dans les vallons,
Entraîne les débris et des bois et des monts,
Fait rentrer leurs sommets dans la terre profonde,
Et menace, à grand bruit, d'ensevelir le monde.
O d'un pouvoir terrible inexplicables jeux !
O monts de Gavarnie ! ô redoutable enceinte !
Sur vos flancs escarpés, sur vos remparts neigeux,
De ce monde changeant la vieillesse est empreinte :
L'auteur seul à mes yeux s'obstine à se cacher.
De ce vaste tombeau je ne puis m'arracher.
Ces cyprès renversés, ces affreuses peuplades
De noirs rochers au loin l'un sur l'autre étendus,
Sur des gouffres sans fond ces hameaux suspendus,
Ce luxe de ruisseaux, de torrents, de cascades,
Par cent canaux divers à la fois descendus,
Tout m'attriste et me plaît, tout m'annonce l'empire
De l'éternel vieillard qui fuit sans s'arrêter :
Sur la nature enfin tout force à méditer.
Qu'elle est belle en ces lieux ! quelle horreur elle inspire !
Il nous faudroit ici Buffon pour la décrire
Et Delille pour la chanter.

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