poèmes
    

Nicolas Boileau
sa vie, son oeuvre

Un poème au hasard


 
Chant premier (Le Lutrin)
Je chante les combats, et ce prélat terrible

Qui par ses longs travaux et sa force invincible,

Dans une illustre église exerçant son grand coeur,

Fit placer à la fin un lutrin dans le choeur.

C'est en vain que le chantre, abusant d'un faux titre,

Deux fois l'en fit ôter par les mains du chapitre :

Ce prélat, sur le banc de son rival altier

Deux fois le reportant, l'en couvrit tout entier.



Muse redis-mois donc quelle ardeur de vengeance

De ces hommes sacrés rompit l'intelligence,

Et troubla si longtemps deux célèbres rivaux.

Tant de fiel entre-t-il dans l'âme des dévots !



Et toi, fameux héros, dont la sage entremise

De ce schisme naissant débarrassa l'Eglise,

Viens d'un regard heureux animer mon projet,

Et garde-toi de rire en ce grave sujet.



Paris voyait fleurir son antique chapelle :

Ses chanoines vermeils et brillants de santé

S'engraissaient d'une longue et sainte oisiveté ;

Sans sortir de leurs lits plus doux que des hermines,

Ces pieux fainéants faisaient chanter matines,

Veillaient à bien dîner, et laissaient en leur lieu

A des chantres gagés le soin de louer Dieu :

Quand la Discorde, encore toute noire de crimes,

Sortant des Cordeliers pour aller aux Minimes,

Avec cet air hideux qui fait frémir la Paix,

S'arrêter près d'un arbre au pied de son palais,

Là, d'un oeil attentif contemplant son empire,

A l'aspect du tumulte elle-même s'admire.

Elle y voit par le coche et d'Evreux et du Mans

Accourir à grand flots ses fidèles Normands :

Elle y voit aborder le marquis, la comtesse,

Le bourgeois, le manant, le clergé, la noblesse ;

Et partout des plaideurs les escadrons épars

Faire autour de Thémis flotter ses étendards.

Mais une église seule à ses yeux immobile

Garde au sein du tumulte une assiette tranquille.

Elle seule la brave ; elle seule aux procès

De ses paisibles murs veut défendre l'accès.

La Discorde, à l'aspect d'un calme qui l'offense,

Fait siffler ses serpents, s'excite à la vengeance

Sa bouche se remplit d'un poison odieux,

Et de longs traits de feu lui sortent par les yeux.



Quoi ! dit-elle d'un ton qui fit trembler les vitres,

J'aurai pu jusqu'ici brouiller tous les chapitres,

Diviser Cordeliers, Carmes et Célestins ;

J'aurai fait soutenir un siège aux Augustins :

Et cette église seule, à mes ordres rebelle,

Nourrira dans son sein une paix éternelle !

Suis-je donc la Discorde ? et, parmi les mortels,

Qui voudra désormais encenser mes autels ?



A ces mots, d'un bonnet couvrant sa tête énorme,

Elle prend d'un vieux chantre et la taille et la forme :

Elle peint de bourgeons son visage guerrier,

Et s'en va de ce pas trouver le trésorier.



Dans le réduit obscur d'une alcôve enfoncée

S'élève un lit de plume à grand frais amassée :

Quatre rideaux pompeux, par un double contour,

En défendent l'entrée à la clarté du jour.

Là, parmi les douceurs d'un tranquille silence,

Règne sur le duvet une heureuse indolence :

C'est que le prélat, muni d'un déjeuner,

Dormant d'un léger somme, attendait le dîner.

La jeunesse en sa fleur brille sur son visage :

Son menton sur son sein descend à double étage ;

Et son corps ramassé dans sa courte grosseur

Fait gémir les coussins sous sa molle épaisseur.



La déesse en entrant, qui voit la nappe mise,

Admire un si bel ordre, et reconnaît l'Eglise :

Et, marchant à grand pas vers le lieu du repos,

Au prélat sommeillant elle adresse ces mots :



Tu dors, Prélat, tu dors, et là haut à ta place

Le chantre aux yeux du choeur étale son audace,

Chante les orémus, fait des processions,

Et répand à grands flots les bénédictions.

Tu dors ! Attends-tu donc que, sans bulle et sans titre,

Il te ravisse encore le rochet et la mitre ?

Sort de ce lit oiseux qui te tient attaché,

Et renonce au repos, ou bien à l'évêché.



Elle dit, et, du vent de sa bouche profane,

Lui souffle avec ces mots l'ardeur de la chicane.

Le prélat se réveille, et, plein d'émotion,

Lui donne toutefois la bénédiction.



Tel qu'on voit un taureau qu'une guêpe en furie

A piqué dans les flancs aux dépens de sa vie ;

Le superbe animal, agité de tourments,

Exhale sa douleur en longs mugissements ;

Tel le fougueux prélat, que ce songe épouvante,

Querelle en se levant et laquais et servante ;

Et, d'un juste courroux rallumant sa vigueur,

Même avant le dîner, parle d'aller au choeur.

Le prudent Gilotin, son aumônier fidèle,

En vain par ses conseils sagement le rappelle ;

Lui montre le péril ; que midi va sonner ;

Qu'il va faire, s'il sort, refroidir le dîner.



Quelle fureur, dit-il, quel aveugle caprice,

Quand le dîner est prêt, vous appelle à l'office ?

De votre dignité soutenez mieux l'éclat :

Est-ce pour travailler que vous êtes prélat ?

A quoi bon ce dégoût et ce zèle inutile ?

Est-il donc pour jeûner quatre-temps ou vigile ?

Reprenez vos esprits et souvenez-vous bien

Qu'un dîner réchauffé ne valut jamais rien.



Ainsi dit Gilotin ; et ce ministre sage

Sur table, au même instant, fit servir le potage.

Le prélat voit la soupe, et plein d'un saint respect,

Demeure quelque temps muet à cet aspect.

Il cède, dîne enfin : mais, toujours plus farouche,

Les morceaux trop hâtés se pressent dans sa bouche.

Gilotin en frémit, et, sortant de fureur,

Chez tous ses partisans va semer la terreur.

On voit courir chez lui leurs troupes éperdues,

Comme l'on voit marcher les bataillons de grues

Quand le Pygmée altier, redoublant ses efforts,

De l'Hèbre ou du Styrmon vient d'occuper les bords.

A l'aspect imprévu de leur foule agréable,

Le prélat radouci veut se lever de table :

La couleur lui renaît, sa voix change de ton ;

Il fait par Gilotin rapporter un jambon.

Lui-même le premier pour honorer la troupe,

D'un vin pur et vermeil il fait remplir sa coupe ;

Il l'avale d'un trait : et chacun l'imitant,

La cruche au large ventre est vide en un instant.

Sitôt que du nectar la troupe est abreuvée,

On dessert : et soudain, la nappe étant levée,

Le prélat, d'une voix conforme à son malheur,

Leur confie en ces mots sa trop juste douleur :



Illustres compagnons de mes longues fatigues,

Qui m'avez soutenu par vos pieuses ligues,

Et par qui, maître enfin d'un chapitre insensé,

Seul à Magnificat je me vois encensé ;

Souffrirez-vous toujours qu'un orgueilleux m'outrage ;

Que le chantre à vos yeux détruise votre ouvrage,

Usurpe tous mes droits, et s'égalant à moi,

Donne à votre lutrin et le ton et la loi ?

Ce matin même encore, ce n'est point un mensonge,

Une divinité me l'a fait voir en songe :

L'insolent s'emparant du fruit de mes travaux,

A prononcé pour moi le Benedicat vos !

Oui, pour mieux m'égorger, il prend mes propres armes.



Le prélat à ces mots verse un torrent de larmes.

Il veut, mais vainement, poursuivre son discours ;

Ses sanglots redoublés en arrêtent le cours.

Le zélé Gilotin, qui prend part à sa gloire,

Pour lui rendre la voix, fait rapporter à boire :

Quand Sidrae, à qui l'âge allonge le chemin,

Arrive dans la chambre, un bâton à la main,

Ce vieillard dans le choeur a déjà vu quatre âges ;

Il sait de tous les temps les différents usages :

Et son rare savoir, de simple marguillier,

L'éleva par degrés au rang de chevecier.

A l'aspect du prélat qui tombe en défaillance,

Il devine son mal, il se ride, il s'avance ;

Et d'un ton paternel réprimant ses douleurs :



Laisse au chantre, dit-il, la tristesse et les pleurs,

Prélat ; et pour sauver tes droits et ton empire,

Ecoute seulement ce que le ciel m'inspire.

Vers cet endroit du choeur où le chantre orgueilleux

Montre, assis à ta gauche, un front si sourcilleux,

Sur ce rang d'ais serrés qui forment sa clôture

Fut jadis un lutrin d'inégale structure,

Dont les flancs élargis de leur vaste contour

Ombrageaient pleinement tous les lieux d'alentour.

Derrière ce lutrin, ainsi qu'au fond d'un antre,

A peine sur son banc on discernait le chantre :

Tandis qu'à l'autre banc le prélat radieux,

Découvert au grand jour, attirait tous les yeux.

Mais un démon, fatal à cette ample machine,

Soit qu'une main la nuit eût hâté sa ruine,

Soit qu'ainsi de tout temps l'ordonnât le destin,

Fit tomber à nos yeux le pupitre un matin.

J'eus beau prendre le ciel et le chantre à partie,

Il fallut l'emporter dans notre sacristie,

Où depuis trente hivers, sans gloire enseveli,

Il languit tout poudreux dans un honteux oubli.

Entends-moi donc, Prélat. Dès que l'ombre tranquille

Viendra d'un crêpe noir envelopper la ville,

Il faut que trois de nous, sans tumulte et sans bruit,

Partent, à l a faveur de la naissante nuit,

Et du lutrin rompu réunissant la masse,

Aillent d'un zèle adroit le remettre en sa place.

Si le chantre demain ose le renverser,

Alors de cent arrêts tu peux le terrasser.

Pour soutenir tes droits, que le ciel autorise,

Abyme tout plutôt : c'est l'esprit de l'Eglise ;

C'est par là qu'un prélat signale sa vigueur.

Ne borne pas ta gloire à prier dans un choeur :

Ces vertus dans Aleth peuvent être en usage ;

Mais dans Paris, plaidons ; c'est là notre partage.

Tes bénédictions, dans le trouble croissant,

Tu pourras les répandre et par vingt et par cent ;

Et, pour braver le chantre en son orgueil extrême,

Les répandre à ses yeux, et le bénir lui-même.



Ce discours aussitôt frappe tous les esprits ;

Et le prélat charmé l'approuve par des cris.

Il veut que, sur-le-champ, dans la troupe on choisisse

Les trois que Dieu destine à ce pieux office :

Mais chacun prétend part à cet illustre emploi.

Le sort, dit le prélat, vous servira de loi.

Que l'on tire au billet ceux que l'on doit élire.

Il dit, on obéit, on se presse d'écrire.

Aussitôt trente noms, sur le papier tracés,

Sont au fond d'un bonnet par billets entassés.

Pour tirer ces billets avec moins d'artifice,

Guillaume, enfant de choeur, prête sa main novice :

Son front nouveau tondu, symbole de candeur,

Rougit, en approchant, d'une honnête pudeur.

Cependant le prélat, l'oeil au ciel, la main nue,

Bénit trois fois les noms, et trois fois les remue.

Il tourne le bonnet : l'enfant tire et Brontin

Est le premier des noms qu'apporte le destin.

Le prélat en conçoit un favorable augure

Et ce nom dans la troupe excite un doux murmure.

On se tait ; et bientôt on voit paraître au jour

Le nom, le fameux nom du perruquier l'Amour.

Ce nouvel Adonis, à la blonde crinière,

Est l'unique souci d'Anne sa perruquière :

Ils s'adorent l'un l'autre ; et ce couple charmant

S'unit longtemps, dit-on, avant le sacrement ;

Mais, depuis trois moissons, à leur saint assemblage

L'official a joint le nom de mariage.

Ce perruquier superbe est l'effroi du quartier,

Et son courage est peint sur son visage altier.

Un des noms reste encore et le prélat par grâce

Une dernière fois les brouille et les ressasse.

Chacun croit que son nom est le dernier des trois.

Mais que ne dis-tu point, ô puissant porte-croix,

Boirude, sacristain, cher appui de ton maître,

Lorsqu'aux yeux du prélat tu vis ton nom paraître !

On dit que ton front jaune, et ton teint sans couleur,

Perdit en ce moment son antique pâleur ;

Et que ton corps goutteux, plein d'une ardeur guerrière,

Pour sauter au plancher fit deux pas en arrière.

Chacun bénit tout haut l'arbitre des humains,

Qui remet leur bon droit en de si bonnes mains.

Aussitôt on se lève ; et l'assemblée en foule,

Avec un bruit confus, par les portes s'écoule.



Le prélat resté seul calme un peu son dépit,

Et jusques au souper se couche et s'assoupit.

Poème héroïco-comique

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