poèmes
    

Émile Verhaeren
sa vie, son oeuvre

Un poème au hasard


 
La bourse
la rue énorme et ses maisons quadrangulaires
bordent la foule et l’endiguent de leur granit
oeillé de fenêtres et de porches, où luit
l’adieu, dans les carreaux, des soirs auréolaires.

Comme un torse de pierre et de métal debout,
avec, en son mystère immonde,
le coeur battant et haletant du monde,
le monument de l’or, dans les ténèbres, bout.

Autour de lui, les banques noires
dressent des lourds frontons que soutiennent, des bras,
les hercules d’airain dont les gros muscles las
semblent lever des coffres-forts vers la victoire.

Le carrefour, d’où il érige sa bataille,
suce la fièvre et le tumulte
de chaque ardeur vers son aimant occulte ;
le carrefour et ses squares et ses murailles
et ses grappes de gaz sans nombre,
qui font bouger des paquets d’ombre
et de lueurs, sur les trottoirs.

Tant de rêves, tels des feux roux,
entremêlent leur flamme et leurs remous,
de haut en bas, du palais fou !
Le gain coupable et monstrueux
s’y resserre, comme des noeuds,
et son désir se dissémine et se propage
partant chauffer de seuil à seuil,
dans la ville, les contigus orgueils.
Les comptoirs lourds grondent comme un orage,
les luxes gros se jalousent et ragent
et les faillites en tempêtes,
soudainement, à coups brutaux,
battent et chavirent les têtes
des grands bourgeois monumentaux.

L’après-midi, à tel moment,
la fièvre encore augmente
et pénètre le monument
et dans les murs fermente.

On croit la voir se raviver aux lampes
immobiles, comme des hampes,
et se couler, de rampe en rampe,
et s’ameuter et éclater
et crépiter, sur les paliers
et les marbres des escaliers.

Une fureur réenflammée
au mirage d’un pâle espoir,
monte parfois de l’entonnoir
de bruit et de fumée,
où l’on se bat, à coups de vols, en bas.

Langues sèches, regards aigus, gestes inverses,
et cervelles, qu’en tourbillons les millions
traversent,
échangent là, leur peur et leur terreur.

La hâte y simule l’audace
et les audaces se dépassent ;
des doigts grattent, sur des ardoises,
l’affolement de leurs angoisses ;
cyniquement, tel escompte l’éclair
qui casse un peuple au bout du monde ;
les chimères sont volantes au clair ;
les chances fuient ou surabondent ;
marchés conclus, marchés rompus
luttent et s’entrebutent en disputes ;
l’air brûle-et les chiffres paradoxaux,
en paquets pleins, en lourds trousseaux,
sont rejetés et cahotés et ballottés
et s’effarent en ces bagarres,
jusqu’à ce que leurs sommes lasses,
masses contre masses,
se cassent.

Tels jours, quand les débâcles se décident,
la mort les paraphe de suicides
et les chutes s’effritent en ruines
qui s’illuminent
en obsèques exaltatives.

Mais, le soir même, aux heures blêmes,
les volontés, dans la fièvre, revivent ;
l’acharnement sournois
reprend, comme autrefois.

On se trahit, on se sourit et l’on se mord
et l’on travaille à d’autres morts.
La haine ronfle, ainsi qu’une machine,
autour de ceux qu’elle assassine.

On vole, avec autorité, les gens
dont les avoirs sont indigents.

On mêle avec l’honneur l’escroquerie,
pour amorcer jusqu’aux patries
et ameuter vers l’or torride et infamant,
l’universel affolement.

Oh l’or ! Là-bas, comme des tours dans les nuages,
comme des tours, sur l’étagère des mirages,
l’or énorme ! Comme des tours, là-bas,
avec des millions de bras vers lui,
et des gestes et des appels la nuit
et la prière unanime qui gronde,
de l’un à l’autre bout des horizons du monde !

Là-bas ! Des cubes d’or sur des triangles d’or,
et tout autour les fortunes célèbres
s’échafaudant sur des algèbres.

De l’or ! -boire et manger de l’or !

Et, plus féroce encor que la rage de l’or,
la foi au jeu mystérieux
et ses hasards hagards et ténébreux
et ses arbitraires vouloirs certains
qui restaurent le vieux destin ;
le jeu, axe terrible, où tournera autour de l’aventure,
par seul plaisir d’anomalie,
par seul besoin de rut et de folie,
là-bas, où se croisent les lois d’effroi
et les suprêmes désarrois,
éperdûment, la passion future.

Comme un torse de pierre et de métal debout,
avec, en son mystère immonde,
le coeur battant et haletant du monde,
le monument de l’or dans les ténèbres bout.

(Recueil :  Les Villes tentaculaires - 1895)


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