poèmes
    

Alfred de Vigny
sa vie, son oeuvre

Un poème au hasard


 
Les Destinées
Depuis le premier jour de la création,
Les pieds lourds et puissants de chaque Destinée
Pesaient sur chaque tête et sur toute action.

Chaque front se courbait et traçait sa journée,
Comme le front d'un boeuf creuse un sillon profond
Sans dépasser la pierre où sa ligne est bornée.

Ces froides déités liaient le joug de plomb
Sur le crâne et les yeux des Hommes leurs esclaves,
Tous errant, sans étoile, en un désert sans fond ;

Levant avec effort leurs pieds chargés d'entraves ;
Suivant le doigt d'airain dans le cercle fatal,
Le doigt des Volontés inflexibles et graves.

Tristes divinités du monde oriental,
Femmes au voile blanc, immuables statues,
Elles nous écrasaient de leur poids colossal.

Comme un vol de vautours sur le sol abattues,
Dans un ordre éternel, toujours en nombre égal
Aux têtes des mortels sur la terre épandues,

Elles avaient posé leur ongle sans pitié
Sur les cheveux dressés des races éperdues,
Traînant la femme en pleurs et l'homme humilié.

Un soir il arriva que l'antique planète
Secoua sa poussière. - Il se fit un grand cri :
« Le Sauveur est venu, voici le jeune athlète;

Il a le front sanglant et le côté meurtri,
Mais la Fatalité meurt au pied du Prophète,
La Croix monte et s'étend sur nous comme un abri ! »

Avant l'heure où, jadis, ces choses arrivèrent,
Tout Homme allait courbé, le front pâle et flétri.
Quand ce cri fut jeté, tous ils se relevèrent.

Détachant les noeuds lourds du joug de plomb du Sort,
Toutes les Nations à la fois s'écrièrent :
" O Seigneur ! est-il vrai ? le Destin est-il mort ? "

Et l'on vit remonter vers le ciel, par volées,
Les filles du Destin, ouvrant avec effort
Leurs ongles qui pressaient nos races désolées ;

Sous leur robe aux longs plis voilant leurs pieds d'airain,
Leur main inexorable et leur face inflexible ;
Montant avec lenteur en innombrable essaim,

D'un vol inaperçu, sans ailes, insensible,
Comme apparaît au soir, vers l'horizon lointain,
D'un nuage orageux l'ascension paisible.

- Un soupir de bonheur sortit du coeur humain.
La terre frissonna dans son orbite immense,
Comme un cheval frémit délivré de son frein.

Tous les astres émus restèrent en silence,
Attendant avec l'Homme, en la même stupeur,
Le suprême décret de la Toute-Puissance,

Quand ces filles du Ciel, retournant au Seigneur,
Comme ayant retrouvé leurs régions natales,
Autour de Jéhovah se rangèrent en choeur,

D'un mouvement pareil levant leurs mains fatales,
Puis chantant d'une voix leur hymne de douleur
Et baissant à la fois leurs fronts calmes et pâles :

« Nous venons demander la Loi de l'avenir.
Nous sommes, ô Seigneur, les froides Destinées
Dont l'antique pouvoir ne devait point faillir.

Nous roulions sous nos doigts les jours et les années ;
Devons-nous vivre encore ou devons-nous finir,
Des Puissances du ciel, nous, les fortes aînées ?

Vous détruisez d'un coup le grand piège du Sort
Où tombaient tour à tour les races consternées,
Faut-il combler la fosse et briser le ressort ?

Ne mènerons-nous plus ce troupeau faible et morne,
Ces hommes d'un moment, ces condamnés à mort
Jusqu'au bout du chemin dont nous posions la borne ?

Le moule de la vie était creusé par nous.
Toutes les passions y répandaient leur lave,
Et les événements venaient s'y fondre tous.

Sur les tables d'airain où notre loi se grave,
Vous effacez le nom de la FATALITE,
Vous déliez les pieds de l'Homme notre esclave.

Qui va porter le poids dont s'est épouvanté
Tout ce qui fut créé ? ce poids sur la pensée,
Dont le nom est en bas : RESPONSABILITE ? »

Il se fit un silence, et la Terre affaissée
S'arrêta comme fait la barque sans rameurs
Sur les flots orageux, dans la nuit balancée.

Une voix descendit, venant de ces hauteurs
Où s'engendrent sans fin les mondes dans l'espace ;
Cette voix, de la terre emplit les profondeurs :

« Retournez en mon nom, Reines, je suis la Grâce.
L'Homme sera toujours un nageur incertain
Dans les ondes du temps qui se mesure et passe.

Vous toucherez son front, ô filles du Destin !
Son bras ouvrira l'eau, qu'elle soit haute ou basse,
Voulant trouver sa place et deviner sa fin.

Il sera plus heureux, se croyant maître et libre
Et luttant contre vous dans un combat mauvais
Où moi seule d'en haut je tiendrai l'équilibre.

De moi naîtra son souffle et sa force à jamais.
Son mérite est le mien, sa loi perpétuelle :
Faire ce que je veux pour venir OÙ JE SAIS. »

Et le choeur descendit vers sa proie éternelle
Afin d'y ressaisir sa domination
Sur la race timide, incomplète et rebelle.

On entendit venir la sombre Légion
Et retomber les pieds des femmes inflexibles,
Comme sur nos caveaux tombe un cercueil de plomb.

Chacune prit chaque homme en ses mains invisibles.
- Mais, plus forte à présent, dans ce sombre duel,
Notre âme en deuil combat ces Esprits impassibles.

Nous soulevons parfois leur doigt faux et cruel.
La Volonté transporte à des hauteurs sublimes
Notre front éclairé par un rayon du ciel.

Cependant sur nos caps, sur nos rocs, sur nos cimes,
Leur doigt rude et fatal se pose devant nous,
Et, d'un coup, nous renverse au fond des noirs abîmes.

Oh ! dans quel désespoir nous sommes encor tous !
Vous avez élargi le COLLIER qui nous lie,
Mais qui donc tient la chaîne ? - Ah ! Dieu juste, est-ce vous ?

Arbitre libre et fier des actes de sa vie,
Si notre coeur s'entr'ouvre au parfum des vertus,
S'il s'embrase à l'amour, s'il s'élève au génie,

Que l'ombre des Destins, Seigneur, n'oppose plus
A nos belles ardeurs une immuable entrave,
A nos efforts sans fin des coups inattendus !

O sujet d'épouvante à troubler le plus brave !
Questions sans réponse où vos Saints se sont tus !
O mystère ! ô tourment de l'âme forte et grave !

Notre mot éternel est-il : C'ÉTAIT ECRIT ?
- SUR LE LIVRE DE DIEU, dit l'Orient esclave ;
Et l'Occident répond : - SUR LE LIVRE DU CHRIST.

         
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