poèmes
    

Émile Verhaeren
sa vie, son oeuvre

Un poème au hasard


 
L’étal
Non loin du port, lorsque l’essor
des tours et des palais vertigineux s’affaisse
dans l’ombre-et que brûlent des yeux de braise,
le quartier fauve et noir allume encor
son vieux décor de vice et d’or.

Des commères, blocs de viande tassée et lasse,
interpellent, du seuil de portes basses,
les gens qui passent ;
derrière elles, au fond des couloirs rouges
des feux luisent, un rideau bouge
et se soulève et permet d’entrevoir
de la chair nue en des miroirs.

Le port est proche. à gauche, au bout des rues,
l’emmêlement des mâts et des vergues obstrue
un pan de ciel énorme ;
à droite, un tas grouillant de ruelles difformes
choit de la ville - et les foules obscures
s’y dépêchent vers leurs destins de pourriture.

C’est l’étal flasque et monstrueux de la luxure
dressé, depuis toujours, sur les frontières
de la cité et de la mer.

Là-bas, parmi les flots et les hasards,
ceux qui veillent mélancoliques, aux bancs de quart
et les mousses, dans les agrès et les cordes pendues,
et les marins hallucinés par les yeux bleus des
étendues,
tous en rêvent et l’évoquent, tels soirs ;
le cru désir les tord en effrénés vouloirs ;
les baisers mous du vent sur leur torse circulent ;
la vague éveille en eux des images qui brûlent ;
et leurs deux bras supplient et longuement se
désespèrent
et s’exaltent, tendus du côté de la terre.

Et ceux d’ici, ceux des bureaux et des bazars,
chiffreurs têtus, marchands précis, scribes hagards,
fronts assouplis, cerveaux loués et mains vendues,
quand les clefs de la caisse au mur sont appendues,
sentent le même rut mordre leur corps, tels soirs ;
on les entend descendre en troupeaux noirs,
comme des chiens chassés, du fond du crépuscule,
et la débauche en eux si fortement bouscule
leur avarice et leur prudence routinière
qu’elle les use et les détraque et les ruine, avec
colère.

C’est l’état flasque et monstrueux de la luxure
dressé, depuis toujours, sur les frontières
de la cité et de la mer.

Venus de quels lointains bénins ou fatidiques ?

Venus de quels comptoirs fiévreux ou méthodiques ?

Avec, en leurs yeux durs, la haine âpre et sournoise,
avec, en leur instinct, la bataille et l’angoisse,
autour de femelles rouges qui les affolent,
ils s’assemblent et s’ameutent en rageuses paroles.

De gros lambris fougueux et des ornements crus
luisent, au long des murs et, par bouquets, se dardent ;
des satyres sautants et des bacchus ventrus
rient d’un rire immobile en des glaces blafardes ;
des fleurs meurent. Sur des tables de jeu,
les bols chauffent, tordant leur flamme en cheveux bleus ;
un pot de fard s’encrasse, au coin d’une étagère ;
une chatte bondit vers des mouches, légère ;
un ivrogne sommeille étendu sur un banc,
et des femmes viennent à lui et se penchant
frôlent ses yeux fermés, avec leurs seins énormes,
leurs compagnes, reins fatigués, croupes qui dorment,
sur des fauteuils et des divans sont empilées,
la chair morne et vague d’avoir été foulée
par les premiers passants de la vigne banale.

L’une d’elles coule en son bas un morceau d’or,
une autre bâille et s’étire, d’autres encor
-flambeaux défunts, tyrses usés des bacchanales-
sentant l’âge et la fin les flairer du museau,
les yeux fixes, se caressent la peau,
d’une main lente et machinale.

C’est l’étal flasque et monstrueux de la luxure
dressé, depuis toujours, sur les frontières
de la cité et de la mer.

D’après l’argent qui tinte dans les poches,
la promesse s’échange ou les reproches,
un cynisme tranquille, une ardeur lasse
préside à la tendresse ou la menace.

L’étreinte et les baisers ennuient. Souvent,
lorsque les poings s’entrecognent, au vent
des insultes et des jurons, toujours les mêmes,
quelque gaieté s’essore et jaillit des blasphèmes,
mais aussitôt retombe-et l’on entend,
dans le silence inquiétant,
un clocher proche et haletant
sonner l’heure lourde et funèbre,
sur la ville, dans les ténèbres.

Pourtant, à certains mois, quand les fêtes émargent
l’hiver, à la noël, l’été, à la saint-Pierre
le vieux quartier de crasse et de lumière
monte vers le péché, avec un élan large.

Il fermente de chants hurlés et de tapages :
fenêtre par fenêtre, étage par étage,
ses façades dardent, de haut en bas,
le vice-et, jusqu’au fond des galetas,
brâme l’ardeur et s’accouplent les rages.

Dans la grand’salle, où les marins affluent,
poussant au devant d’eux quelque bouffon des rues
qui se convulse en mimiques obscènes,
les vins d’écume et d’or bondissent de leur gaîne ;
les hommes saouls braillent comme des fous,
les femmes se livrent-et, tout à coup,
les ruts flambent, les bras se nouent, les corps se tordent,
on ne voit plus que des instincts qui s’entremordent,
des seins offerts, des vents repris-et l’incendie
des yeux hagards en des buissons de chair brandie.

Et cela monte et s’affaisse pour remonter encore :
et cela roule, ainsi que des marées
exaspérées,
jusqu’au moment, où l’aube emplit le port
et que la mort ardente aux renouveaux
balaie et repousse vers les havres
ce qui reste, sur le carreau,
de débauche tuée et de cadavres.

C’est l’étal flasque et monstrueux de la luxure,
où le crime plante ses couteaux clairs,
où la folie, à coups d’éclairs,
fêle les fronts de meurtrissures,
c’est l’étal flasque et monstrueux,
dressé, depuis toujours, sur les frontières
tributaires de la cité et de la mer.

(Recueil :  Les Villes tentaculaires - 1895)


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